Masculin, féminin et études universitaires à l’étranger : les boursiers brésiliens de 1987 à 1998

Publicado em: Information sur les sciences sociales, vol.40 – nº4, 2001, pp.627-648

L’article explore la principale voie d’accès au développement d’une carrière scientifique au Brésil : les bourses d’études offertes par les agences gouvernementales de financement et de soutien à la recherche, en particulier le CNPq (Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico), la CAPES (Fundação Nacional de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior) et la FAPESP (Fundação de Amparo à Pesquisa do Estado de São Paulo).
L’article analyse les concessions de bourse à l’étranger, en mettant en rapport la question du genre et l’accès aux études et à la carrière scientifique internationale. L’objectif est de comprendre, à travers la comparaison des domaines du savoir que les femmes et les hommes ont choisi d’étudier,1) s’il y a une contribution de genre dans le champ scientifique qui se forme au Brésil ; 2) de quelle manière l’espace scientifique brésilien est affecté par le fait de par le fait de la coexistence des deux sexes.

Je voulais être architecte (…). Le jeu avec les espaces, l’illumination, l’harmonie et le respect de la nature… Pour ce faire, il fallait que je suive le cours Científico . Avec ce qu’on apprenait dans le cours Normal2 c’était très difficile.

Je pensais continuer les études de musique, mais je croyais qu’avant il fallait acquérir quelque chose de plus solide et réussir le Vestibular . Vestibular ? N’importe lequel, du moment qu’il n’y aurait pas de questions de maths – enseignement inexistant au cours Normal – dans les épreuves.

Dès la première année du Primário j’ai décidé que je voulais être médecin. Cependant, dans mon imaginaire d’enfant, je pourrais être obstétricienne ou psychiatre. Comme obstétricienne j’aiderais à naître, pas à mourir (…) Comme psychiatre je pourrais aider tous ceux qui, comme dans ma famille, se réveillaient la nuit pour pleurer leurs morts et fuir les bombes qui ne cessaient de tomber chez eux. Je n’ai pas pu réaliser mon rêve.

L’entrée dans ce cours [pédagogie] concrétisait la première étape d’un projet de vie qui devait me ramener au Vale do Jequitinhonha, chez moi. Être pédagogue signifiait travailler à l’école publique du Vale, et donner une continuité au militantisme adolescent dans l’Église catholique. Ce métier garantirait non seulement un travail régulier, mais aussi la possibilité d’administrer des écoles délaissés de la région. Héritière de la terre, je trouvais une manière d’être héritée par elle.

Propos extraits de Mémoires écrits, dans les années 1990, par des professeurs de la Faculté d’Éducation de l’UNICAMP, en situation de concours dans la carrière universitaire.

Ces citations extraites de Mémoires écrits par des collègues de la Faculté d’Éducation, où je travaille expriment les aspirations de femmes scolarisées dans les années 1950 et 1960 ; elles indiquent leur difficulté à échapper à une “ destinée féminine ”, objectivée par l’oblation et la dévotion face à une société, où les qualités de sensibilité et les connaissances esthétiques leur procurent un pouvoir social et maternel reconnu. Ces propos soulignent aussi la ségrégation entre sexes pratiquée par la famille et l’école. Aux garçons, le cours Científico, la voie pour les cours supérieurs d’ingénierie, d’architecture, de médecine et de droit. Aux filles, une formation valorisant les pratiques de l’ “humanisme féminin ” donnée par le cours Normal, qui les éloignait de la sphère masculine des affaires et de la politique, les rendant disponibles dans l’ intérêt général de l’humanité.
Ces témoignages féminins ont été choisis pour ouvrir cet article car ils sont en évidente contradiction avec le reportage “Bravo cientistas ” de la revue Pesquisa, publication de l’agence de financement « Fundação de Apoio à Pesquisa do Estado de São Paulo » – FAPESP. Ce reportage met en scène les 192 chercheurs brésiliens, financés par la FAPESP, qui ont réalisé le séquençage du génome de la bactérie Xylella Fastidiosa. En plus de faire part d’une recherche qui, étant publiée comme article de couverture dans la revue anglaise Nature (nº 6.792, v. 406, juil. 2000), a placé les chercheurs brésiliens sur le devant de la scène scientifique internationale – en situation de pointe dans le domaine de la compétition scientifique – ce reportage met l’accent sur la présence de 85 femmes dans cette aventure scientifique, comme s’il apparaissait nécessaire de réécrire le roman féminin.
De ces deux ensembles de documents disparates et apparemment contradictoires, sont venues les questions initiales qui m’ont conduite à cette recherche. La réussite féminine dans les domaines de la génétique et de la biologie moléculaire, rendue évidente par l’importante présence de femmes scientifiques dans le projet du génome, serait-elle en train de violer les frontières qui tentaient de confiner les femmes au monde des sentiments, de la sensibilité, de l’intuition, les éloignant de la sphère de la raison réservée aux hommes ? Qu’est-ce qui a pu conduire les femmes à défier les interdits et les discours familiaux dans la recherche d’un savoir restreint jusqu’à peu à l’univers masculin ? Quels facteurs sont intervenus pour combler l’abîme qui interdisaient aux femmes dans le milieu scolaire et familial l’accès à certaines professions ?
Chercher une réponse à ces interrogations a signifié explorer le terrain qui, aujourd’hui, semble être la principale voie d’accès au développement d’une carrière scientifique au Brésil : celui des agences gouvernementales de financement et de soutien à la recherche – principalement par des bourses d’études -, en particulier le CNPq (Conselho Nacional de Desenvolvimento Científico e Tecnológico), la CAPES (Fundação Nacional de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior) et la FAPESP. Le soutien de ces agences s’est intensifié à partir des années 1980, pour la recherche au niveau national comme à l’étranger, permettant à un grand nombre d’universitaires brésiliens d’être invités dans les principaux centres scientifiques du monde et d’obtenir des titres, des diplômes et des compétences valorisés à l’échelle internationale.
André Goffeau, chercheur à l’Institut Curie, directeur du projet du séquençage du génome du levain qui a été réalisé dans des laboratoires européens, ne semble pas avoir de doutes sur les trois décennies de soutien du gouvernement brésilien, et de celui de São Paulo, aux boursiers partant à l’étranger : “ C’est grâce à cette politique, qui dure depuis de nombreuses années, que le Brésil a eu la capacité d’assimiler presque instantanément une technologie relativement neuve, pour le Pays du moins, celle du séquençage génétique. Et cela sous tous ses aspects : celui du séquençage proprement dit, mais aussi celui de l’informatique, du dressage de la carte du génome et, maintenant, celui de l’annotation. Et pourtant, il ne s’agit pas d’un miracle. Tout cela s’est passé parce que il y avait une réserve de compétence dans l’État de São Paulo, qui a été mobilisée tout de suite pour ce nouveau projet. Cela a donc été une démonstration du fait que la politique des bourses a été très utile, et cela doit être dit clairement ”. Le scientifique, cependant, ne fait pas mention de l’importante présence féminine dans l’équipe de recherche, comme si cette participation était un fait dans l’univers scientifique.
Dans cet article, je me propose d’analyser les concessions de bourses d’études à l’étranger par ces trois agences, en mettant en relation la répartition par sexe et l’accès aux études et à la carrière scientifique à l’échelle internationale. Au départ, je me suis intéressée à deux questions : 1) savoir si les bourses d’études à l’étranger, que l’on peut considérer comme une opportunité d’accès à de nouveaux savoirs pour les femmes, peuvent aussi être vues comme un des éléments de recomposition des professions tenues pour féminines ou masculines ; 2) mettre en évidence, par la comparaison des domaines du savoir que les femmes et les hommes ont choisi d’étudier, l’émergence d’une recomposition par sexe du champ scientifique au Brésil, déterminée par les possibilités d’accès au savoir offertes par les laboratoires de pointe à l’étranger.
Cet article expose les premiers résultats de l’étude obtenus à partir du relevé des concessions de bourses d’études à l’étranger, de 1987 à 1998, par les trois agences de soutien à la recherche citées ci-dessus. Cette étude a pour cadre une recherche plus vaste, [/dirigée par Afrânio Garcia, directeur du Centre de Recherche sur le Brésil Contemporain, de l’EHESS, en association avec 18 chercheurs brésiliens et français/ A mettre en note ???Oui, d’accord], qui vise à étudier les échanges scientifiques internationaux et la recomposition des élites nationales.

Les agences de financement et les politiques de bourses d’études

Petit historique des trois agences
La CAPES et le CNPq sont des agences nationales de financement pour la recherche créées en 1951, pendant le deuxième gouvernement de Getúlio Vargas. Leur mission était de pourvoir le Brésil en ressources humaines qualifiées, capables de garantir le succès d’initiatives gouvernementales d’investissement dans des projets de transformation de la société brésilienne. La CAPES est aujourd’hui une Fondation attachée au Ministère de l’Éducation qui a pour fonction la mise en place de politiques de pós-graduação et de ressources humaines pour l’enseignement supérieur. Le CNPq est attaché au Ministère des Sciences et de la Technologie. La FAPESP est née 11 ans plus tard, en 1962, et est aujourd’hui l’institution de financement pour la recherche la plus valorisée au Brésil, principalement pour sa capacité d’incitation à la recherche dans des domaines nouveaux d’investigation. Son action ne s’exerce que dans l’État de São Paulo.
Le développement du programme de bourses d’études à l’étranger a été intensifié par les deux agences fédérales après la réforme de l’enseignement supérieur de 1968, visant à la structuration des cours de pós-graduação au Brésil. Le nombre de bourses a augmenté dans les années 1980, période où la FAPESP a initié son propre programme de bourses d’études à l’étranger. Aujourd’hui, avec la CAPES, la FAPESP observe une croissance continue du nombre de bourses sous ce programme. Le CNPq, par contre, à partir de la deuxième moitié des années 1990, a graduellement diminué son investissement dans ce domaine.
Dans les deux agences fédérales, et jusqu’à très récemment, il n’y avait pas d’allocation de ressources par domaines du savoir ou disciplines spécifiques selon un plan préalablement déterminé. En revanche, dans les trois agences, le financement du mestrado et du doutorado à l’étranger est en train de disparaître, dans la mesure où le potentiel de formation de professeurs-chercheurs s’accroît dans les universités brésiliennes. La FAPESP n’investit déjà plus dans ce domaine, n’accordant aujourd’hui de bourses d’études à l’étranger que pour la catégorie Bourse de Recherche – pour des chercheurs de carrière ; elle continue aussi à offrir des aides pour la participation à des congrès ou réunions scientifiques et technologiques.

La politique de distribution de bourses d’études à l’étranger a été observée sur quatre années particulières : 1987, 1991, 1995 et 1998. Ces dates correspondent chacune à l’année la plus significative des quatre gouvernements qui se sont succédés au Brésil depuis 1987, si l’on tient compte du temps minimum nécessaire à chaque gouvernement pour consolider sa politique d’envoi de boursiers vers l’étranger. Ainsi, l’année 1987 correspond à la troisième année du gouvernement José Sarney ; 1991 est la deuxième année de Fernando Collor, juste avant la crise finale qui a mené à son impeachment ; 1995, la dernière année d’Itamar Franco ; et 1998, la dernière année du premier mandat de Fernando Henrique Cardoso.
Le Tableau 1 montre la répartition des bourses par grands domaines de savoir dans les deux agences fédérales, CAPES et CNPq ; le Tableau 2 celle de la FAPESP, dont les données ont été traitées séparément non seulement parce qu’il s’agit d’une agence non-fédérale, mais aussi parce que ce n’est qu’en 1993 qu’elle a accordé un nombre plus significatif de bourses destinées au perfectionnement dans des laboratoires scientifiques internationaux (auparavant le nombre total de bourses, inférieur à 8 en 1991, était trop bas).
Le Tableau 1 montre de très grandes variations dans la répartition des bourses des deux agences fédérales, ce qui indique l’absence d’une véritable politique de bourses bien définie au sein du CNPq et de la CAPES. Dans ces deux agences, les variations les plus importantes apparaissent dans les domaines des Sciences Exactes et de l’Ingénierie, encore que ces deux domaines aient presque toujours été prépondérants, exception faite de l’année 1998 à la CAPES, où les Sciences Humaines ont obtenu plus de bourses que les Sciences Exactes.
La politique interne de la FAPESP, par contre, semble mieux définie ; cette agence semble savoir plus clairement où et comment investir pour former une classe de chercheurs de haut niveau, en témoigne la répartition constante des bourses au fil des années. Et même à y regarder de plus près, et à observer les variations par discipline , la seule évolution visible concerne le domaine de la musique. Ce n’est pas sans raison que l’éditorial de Nature cité plus haut qualifie le travaille réalisé par la FAPESP de “ a political as well as a scientific achievement ” réfutant “ a common misconception that only advanced industrialized nations have wherewithal and skilled human resources needed to achieve cutting edge science ”.

La lecture du matériel empirique et ses limites

Il est important d’éclaircir a priori la manière dont j’ai collecté, lu, pensé et travaillé les listes des boursiers des trois agences de financement. Le premier point concerne le choix des années étudiées. Le programme de bourses d’études à l’étranger s’est intensifié à partir des années 1980. Comme la liste fournie par la CAPES ne concernait que les années de 1987 à 1998, nous avons choisi de travailler sur les données des trois agences sur ces onze années seulement, au lieu de dix-huit, comme nous en avions eu l’intention au début du projet, et ce afin que le corpus soit comparable.
Les agences ont fourni des listes en format Excel composées de 12 champs : 1) nom complet du boursier, 2) et 3) année et État de naissance, 4) sexe (manquant sur la liste de la FAPESP), 5) situation de famille au moment de l’obtention, 6) et 7) institution d’enseignement supérieur de départ et d’accueil, 8) domaine du savoir sur lequel porte la recherche, 9) et 10) année de début et de fin de la bourse, 11) pays d’accueil, 12) type de bourse (mestrado, doutorado, spécialisation, congrès, etc.). Les listes du CNPq et de la FAPESP contiennent, de plus, une partie « titres des projets », champ manquant sur la liste de la CAPES. En excluant près de 10% des registres incomplets ou présentant des informations inconsistantes (ex. : année de naissance = 1999), ainsi que ceux qui ne correspondaient pas aux objectifs du présent travail (tels les bourses de participation à des congrès), nous avons établi trois listes définitives concernant les années 1987 à 1998 : CNPq (7132 boursiers) ; CAPES (5816) ; et FAPESP (2203). L’analyse présentée ici porte sur l’ensemble des boursiers, mais focalise l’évolution des concessions des bourses sur les quatre années mentionnées plus haut.
La première étape de l’analyse a consisté au dépouillement des données suivant les catégories de classement adoptées par les agences, autrement dit, nous nous sommes basés sur la manière dont les agences elles-mêmes construisent l’espace scientifique : huit grands domaines de savoir, subdivisés en disciplines et spécialisations. L’idée initiale était de trier les hommes et les femmes selon le critère de la division sociale du travail scientifique, en cherchant à faire apparaître les pratiques et les représentations des deux sexes dans le choix des études faites à l’étranger. Cependant, cette idée a été contrariée par l’absence d’une catégorie « sexe » dans la liste fournie par la FAPESP, ainsi que dans les deux rapports annuels des activités de l’institution ; la variable « sexe » n’a donc été considérée que dans les concessions de bourse par le CNPq et la CAPES. Cette absence de différentiation par sexe nous a posé problème dans l’étude de la constitution du champ scientifique brésilien.
Finalement, il nous faut préciser comment la croissance numérique de la demande féminine pour une formation scientifique dans les centres internationaux de recherches a été conçue dans ce travail . Son développement a été discuté en fonction des choix d’études faits par les bénéficiaires de bourses. J’ai cherché à montrer la différence par sexe en ce qui concerne les modalités scientifiques selon lesquelles les boursiers travaillent, en organisant les domaines du savoir selon les rapports sociaux de domination institués entre sexes. A partir de là il devenait intéressant de savoir si le programme de bourses, en se présentant comme une opportunité de s’enrichir intellectuellement à l’étranger, contribuait à une reconstitution des professions considérées comme féminines ou masculines.
Pour cette question, je me suis basée sur le concept de “ marianisme ” développé par Zaíra Ary dans sa thèse de doctorat sur la représentation du féminin dans l’Église catholique brésilienne . La femme y est vue sous l’angle de la “ salvation ” (Marie), plutôt que sous celui de la perdition (Eve). L’aspect de la supériorité spirituelle des femmes, héritières de la Vierge Marie, m’a semblé approprié pour analyser les effets possibles de ce symbole dans la restructuration et la réorganisation pratique de la “ destinée féminine ” sur le chemin suivi par les brésiliennes pour conquérir une place plus privilégiée dans le champ scientifique par le biais d’études à l’étranger.
Bref, notre réflexion a porté sur le lieu occupé par les femmes et par les hommes dans l’espace scientifique brésilien actuel, l’objectif final étant de comprendre de quelle manière cet espace a été affecté.

Masculin et féminin : les listes de boursiers des agences de financement

Pour une raison peut-être liée à la manière de penser l’universalité des droits humains, la différenciation entre les sexes est à la fois prévue et ignorée par les agences de financement à la recherche. Les formulaires de demande de bourses contiennent un champ d’identification du sexe, qui doit être obligatoirement renseigné. Cependant, même si la donnée est ainsi prévue, elle reste ignorée dans les statistiques publiées régulièrement par les agences : le rapport du CNPq faisant référence aux bourses en cours entre les années 1980 et 1995, ainsi que ceux de la FAPESP pour les années 1997 et 1998, ne présentent pas la catégorie sexe dans la description de l’univers des bourses accordées , donnée, néanmoins, très importante pour la classification sociale du masculin et du féminin. Au bureau d’accueil de la FAPESP, le fonctionnaire a justifié l’absence du champ « sexe » dans la liste des boursiers qui m’avait été fournie pour les besoins de la présente recherche en donnant pour argument l’égalité des droits au sein de l’institution. Sous cet aspect, la différenciation est doublement ignorée, dans la mesure où, non seulement cette donnée est absente, mais les expériences féminines dans le domaine scientifique sont supposées identiques ou assimilées à celles des hommes.
J’en suis alors venue à examiner, dans la liste qui m’avait été fournie, les thèmes pour lesquels la FAPESP avait accordé des bourses dans le domaine des sciences humaines, afin de vérifier l’intérêt des boursiers à éclairer ce qu’implique être femme ou homme dans une culture, en spécial dans le domaine scientifique. Ceci n’a en rien modifié les principes de structuration de la liste des boursiers qui ignorent la variable « sexe » : sur 54 demandes ayant reçu un accord en Histoire,32 en Sociologie, 9 en Anthropologie, 42 en Lettres, 30 en Linguistique et 28 en Éducation, où j’avais pensé trouver des études portant sur l’inégalité entre sexes, je n’en ai trouvé que 6 s’y rapportant.
J’en ai conclu que le fonctionnaire de l’agence n’était pas le seul à ne pas voir l’importance de la différentiation par sexe, car les recherches figurant dans la liste s’attachent davantage à la réflexion sur l’ inégalité sociale et raciale, qu’aux rapports entre sexes. Si l’on ne se fie qu’aux titres, les thèmes de recherche sont bien éloignés de ce que l’historienne Ute Frevert, par exemple, qualifie d’hypothèse fondamentale en histoire sociale, c’est à dire, que les classes sociales sont affectées par la coexistence des deux sexes, et que les rapports entre sexes sont l’un des principes structurants de l’ordre social . D’autre part, les noms de femmes qui apparaissent dans les titres de recherches financées par la FAPESP sont toujours ceux de femmes extraordinaires par leur courage ou leur engagement dans la lutte sociale, telle l’anarchiste Lucie Fabbri dont on retrouve le nom dans deux titres.
Il y a 30 ans, l’introduction de la catégorie « genre » dans la recherche historique et sociologique a justement visé à surmonter ce paradoxe. Le terme, relevé de la grammaire pour souligner son caractère construit et relationnel – qui change dans l’espace et le temps – ne désignait pas proprement “ sexe ” : il devait servir d’instrument destiné à comprendre la structure sociale qui rendait possible la non-inclusion des femmes dans les écoles et dans la catégorie de citoyen par exemple, et leur rôle historique uniquement en tant que mère, fille ou sœur d’hommes, ou bien encore, leur place inférieure sur le marché du travail.
Dès lors, le développement des recherches sur le « genre » permet de proposer l’hypothèse selon laquelle le fait d’être du genre féminin ou masculin peut avoir des effets sur la production scientifique et sur la structuration de l’espace scientifique.
Pour une étude approfondie d’une telle hypothèse, cependant, il faudrait que toutes les agences aient fourni des listes contenant la catégorie « sexe ». Vu l’absence de cette donnée dans la liste de la FAPESP, je ne me servirai pour commencer, que des données des deux agence fédérales.

Masculin, féminin et études universitaires à l’étranger – CAPES et CNPq

Pour apprécier globalement la croissance du nombre de femmes parmi les boursiers de la CAPES et du CNPq, nous nous sommes appuyés sur l’hypothèse de Jacques Velloso pour l’Italie. Sur la base des données systématisées par A. Stirati et S. Cesaratto, Velloso démontre que le statut social variable et incertain associé à l’académie incite les hommes italiens à rechercher d’autres carrières, comme les professions libérales, dans lesquelles ils auraient plus de prestige, laissant ainsi aux femmes une place dans les carrières académiques. Il semblerait que ce soit aussi le cas au Brésil, ce qui expliquerait l’augmentation lente mais progressive des femmes dans ce milieu.
Cependant, une autre hypothèse, soulevée par l’anthropologue Paula Montero, membre de la direction scientifique de la FAPESP, lors d’un entretien télévisé, a attiré mon attention. Mme. Montero disait que, depuis que la structuration de la pós-graduação a instauré la méritocratie comme moteur d’ascension dans la carrière universitaire, les femmes ont eu davantage accès à cette carrière qu’à d’autres où le recrutement se fait par cooptation et non au vu des examens et des titres. Selon Paula Montero, cela expliquerait l’absence de femmes à des postes élevés dans les grandes entreprises, et leur plus forte présence au sommet de la carrière académique. Selon Jacques Velloso, toutefois, cela s’explique parce que la compétition entre sexes est moins forte dans la acrrière académique, dès lors qu’au Brésil, comme dans la plupart des pays périphériques, celle-ci n’est valorisée ni socialement ni économiquement : elle est “ peu attirante pour les hommes, qui, fréquemment, cherchent dans d’autres carrières le prestige et la rémunération qu’ils envisagent ”(1997, p.22) .
Quoi qu’il en soit, la première lecture des données à partir des listes de boursiers des deux agences fédérales, montre que le pourcentage de femmes décroît au CNPq au fil des années étudiées. Dans cette agence, qui a pour mission le développement de la science et de la technologie brésiliennes, la participation féminine a chuté de 5 points. C’est le contraire pour la CAPES, où celle-ci a régulièrement augmenté. Or, la mission de la CAPES est la formation de ressources humaines pour l’enseignement de niveau supérieur. Sous cet aspect l’observation de Paula Montero à propos des possibilités de carrières offertes aux femmes par le secteur académique ferait sens, à première vue.

Cependant, quand on observe la répartition des femmes par domaines de savoir, on se rend compte que tirer une conclusion sur la variation de la participation féminine uniquement en fonction de la mission de l’agence serait par trop hâtif. L’analyse de Jacques Velloso sur le statut social du scientifique et de l’académicien semble alors mieux convenir, car la répartition des bourses indique une variation des valeurs entre les différents domaines du savoir. On observe, pour les deux agences, un pourcentage plus bas de bourses dans les domaines des Sciences Biologiques, Sciences de la Santé, Sciences Agraires, Sciences Sociales Appliquées, Linguistique et Arts, domaines où précisément la participation féminine est plus grande ou comparable à la participation masculine.

Cela indiquerait une histoire professionnelle féminine se construisant de manière à occuper l’espace laissé par les hommes et non par la concurrence directe entre sexes. A y observer de plus près, il devient clair que les espaces scientifiques que les femmes sont en voie d’occuper ont des caractères bien spécifiques . Les champs scientifiques qu’elles occupent ont trait à l’étude des formes de vie, souvent les plus invisibles, se situent à l’extension de l’espace domestique (la santé/l’enseignement), portent sur la production symbolique (linguistique et arts), ce qui met en jeu la sensibilité et l’affectivité. En général, les champs professionnels qu’ouvrent ces domaines du savoir relèvent au Brésil du domaine public ou académique, ce qui limite les possibilités de carrière.
Le plus grand nombre de bourses masculines, au contraire, est en Sciences Exactes et Technologiques, en particulier Mathématique, Physique et leurs applications pratiques, les Ingénieries. Ces disciplines cherchent à rendre compte des propriétés générales de la matière et de ses relations de force, ce qui exige une vision plus abstraite et logique ; elles sont réservées aux hommes, ont fréquemment des applications pratiques très prisées dans l’entreprise privée, et sont donc socialement valorisées et bien rémunérées.
Ces premiers résultats globaux paraissent donc confirmer les affirmations de Velloso. Ils semblent aussi indiquer que pour les femmes le choix des études se structurerait conformément aux structures des rapports de domination qui leur ont depuis toujours été imposés par la famille et plus objectivement, par l’organisation du système d’enseignement.

Masculin, féminin et le partage des domaines du savoir

Bien qu’on puisse observer une augmentation, à la CAPES, du nombre de bourses accordées et une chute de ce nombre au CNPq, la répartition par sexe a très peu variée pour les grands domaines du savoir. On peut constater une croissance lente et progressive du nombre de femmes en Sciences Exactes et Agraires en même temps qu’une diminution en Sciences Humaines, mais ce n’est qu’en Sciences Biologiques et dans le domaine des Lettres et Arts – et en Sciences Humaines et de la Santé, à la CAPES – que le pourcentage de femmes boursières est supérieur à celui des hommes.
Le fait que le pourcentage de bourses distribuées, indépendamment du nombre, variable dans le temps, témoigne d’une préférence marquée des hommes pour les Sciences Exactes et l’Ingénierie (plus de 70%), ne veut pas dire que la disparité n’existe que dans les grands domaines du savoir. On peut également l’observer au niveau des disciplines et des spécialisations.
Si l’on prend le cas des Sciences Biologiques comme exemple, car c’est le domaine scientifique où les femmes se font le plus remarquer, on constate que les femmes sont présentes en Immunologie (cellulaire), Morphologie (cytologie), Génétique des micro-organismes, Biochimie (moléculaire) et leurs applications en Médecine, c’est à dire, en Anatomie Pathologique et en Pathologie Clinique. Tous ces domaines demandent une grande minutie dans le traitement de l’unité structurale des organismes vivants, des organismes invisibles, et la manipulation exhaustive d’éléments, de substances et de chiffres, et correspond à un travail de faible visibilité sociale. En revanche, on trouve la plus grande représentation masculine dans le domaine des sciences biologiques en écologie et en ingénierie biologique (application pratique de la biologie), plus visibles socialement. Rappelons ici pour l’écologie, la « visibilité » des bateaux de Greenpeace, par exemple.
Ces pourcentages asymétriques entre hommes et femmes se retrouvent dans chacun des grands domaines pour les deux agences, ce qui met en évidence non seulement la distance entre les expectatives masculines et féminines en matière scientifique, mais aussi la tendance, aussi bien des femmes que des hommes, de se tourner, lors du choix des études à suivre, vers l’espace qu’ils reconnaissent être le leur dans l’organisation sociale séculairement déterminée par un principe d’ordre androcentrique. Le Tableau 6 montre ce qui se passe pour chacun des grands domaines du savoir, que j’ai organisés en fonction des disciplines où l’on trouve le plus grand pourcentage d’un sexe par rapport à l’autre. Les pourcentages, il est bon de le rappeler, ne varient que très peu d’une agence à l’autre.

Il est curieux d’observer que la préférence croissante des femmes pour l’Ingénierie Chimique et Sanitaire dans le domaine des Ingénieries coïncide avec la tendance, déjà montrée, de rechercher des professions en rapport avec la connaissance des corps, en particulier ceux étudiés en Chimie, aussi bien théoriquement, dans les domaines des Sciences Exactes et Biologiques, que dans leurs applications pratiques, en Ingénierie, Technologie d’Aliments et Nutrition (Sciences de la Santé et Agraires). C’est aussi le cas pour l’intérêt qu’elles montrent pour les domaines de la Santé et des Sciences Humaines : leur choix porte sur les Soins aux Malades et la Psychologie. D’autre part, la préférence masculine pour la Physique est très évidente, que ce soit en physique théorique ou en physique appliquée, en particulier dans les disciplines de l’Électricité, l’Électronique, la Mécanique et la vie.
Mais ce qui attire le plus l’attention si l’on s’en tient aux pourcentages de bourses distribuées par sexe c’est que, alors que les femmes se tournent vers tout ce qui est en rapport avec le corps, comme si elles obéissaient à des règles issues de la croyance chrétienne – qui associe la femme à l’ “ ordre des corps qui ne mentent pas ” -, les hommes se tournent vers la raison, l’abstraction et la théorie . C’est le cas de l’intérêt masculin pour les Mathématiques et la Philosophie, bien supérieur à l’intérêt féminin pour ces disciplines d’abstraction par excellence (87% des bourses sont octroyées à des hommes). Il est important de souligner que cet aspect théorique, plus synthétique et plus prestigieux socialement, se retrouve dans le choix des hommes pour certaines spécialisations en Économie, telles la Théorie Économique et l’Économie Monétaire et Fiscale, alors que les bourses octroyées aux femmes pour cette spécialisation concernent le versant analytique et pratique de l’économie, comme l’économie industrielle. Les choix masculins dans ce domaine mènent à de grandes carrières : beaucoup de ministres d’État ont suivi ces spécialisations-là.
La même logique peut être utilisée pour justifier, dans le domaine des Sciences Humaines, la préférence masculine pour les Sciences Politiques, champ de force politique et d’action plus visible. Dans le même domaine, les femmes sont plus représentées en Psychologie et en Sciences de l’Éducation, disciplines pour lesquelles elles ont été socialement préparées, qui renvoient à la sphère intime, à l’action tournée vers l’intérieur, et leur donnent un pouvoir social et spirituel plus élevé. Cette différentiation entre choix masculins et féminins renvoie très directement aux études de Bourdieu sur la vision/division du monde et à son travail plus récent sur la domination masculine, qui explore les structures symboliques de la relation entre les hommes et les femmes . Et cela nous rappelle le fait que l’Histoire des femmes , en tant qu’objet d’étude, a depuis toujours été tournée vers des recherches orientées par l’idée du corps (prostitution, traitement médical, etc. ), et toujours nourrie par les questionnements basés sur l’identité physiologique de la femme, les fonctions de maternité, l’allaitement, etc.

Il n’y a pas que des divergences dans la répartition des bourses entre les hommes et les femmes par les deux agences. Si l’on considère l’ensemble des bourses accordées entre 1987 et 1998, on peut noter que les pourcentages correspondant aux hommes et aux femmes dans les domaines des Sciences Biologiques et Sciences de la Santé sont assez proches. Dans les autres domaines , le déphasage reste important. Cependant, dans presque tous les domaines, on trouve une discipline où les femmes et les hommes paraissent à égalité, chaque groupe ayant reçu 50% des bourses accordées, comme le montre le Tableau 7.

Cette égalité, toutefois, ne fait que confirmer l’inégalité globale, car elle a lieu à l’intérieur d’espaces qui ne sont pas revendiqués par la majorité des hommes. Ceci, parce que dans les disciplines où les femmes atteignent le même pourcentage que les hommes, comme on le voit dans le tableau 7, non seulement les professions correspondantes sont moins qualifiées, mais la structure des distances entre sexes se maintient.
Ainsi, il semble qu’aussi bien le travail de Bourdieu sur la vision/division du monde que la thèse soutenue par Zaíra Ary sur le lien du féminin avec le marial , la recherche du communautaire et la “ salvation ”, peuvent être appliqués à l’étude du champ scientifique brésilien. L’entrée féminine dans ce champ, comme montre la croissance du nombre des bourses accordées aux femmes au long de ces 11 années, n’a pas beaucoup changé de configuration. L’exemple le plus flagrant est celui de la Médecine, où les hommes sont attirés par la Chirurgie (plus de 75% des bourses dans les deux agences) alors que les bourses féminines n’augmentent qu’en Clinique Médicale, Pathologie et Clinique Maternelle-Infantile. Ce n’est que pour quelques spécialisations du domaine de la santé (Analyse Nutritionnelle de la Population, Santé Publique et Phonoaudiologie) et des Sciences Appliquées (Sciences de l’Information et Service Social) qu’ont été enregistrés des pourcentages supérieurs à 80% pour les femmes.
Bref, jusqu’aujourd’hui, les analyses sur les bourses d’études à l’étranger accordées par les deux principales agences de financement nationales tendent à montrer, non pas tant un changement de la “ destinée féminine ”, mais une recomposition du pouvoir social et maternel, de la sphère de la sensibilité et des connaissances esthétiques. Le nombre de bourses accordées aux femmes qui veulent se perfectionner dans les grands centres de recherche internationaux augmente pour les spécialisations éloignées du pouvoir politique, des questions publiques et des grands débats économiques, ces domaines restant toujours réservés aux hommes.

OBSERVAÇÃO:
A versão do artigo publicada apresenta todas as tabelas e gráficos que não pude inserir neste blog.

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